Reconstruire l'arbre phylogénétique du chameau

Lorsqu’on pense aux chameaux, des images de Lawrence d’Arabie et d’immenses mers de sable dans les déserts du Moyen-Orient, de l’Afrique et de l’Asie centrale nous viennent généralement à l’esprit. Mais en matière d’histoire naturelle, les images véhiculées par Hollywood et les émissions de télévision omettent par trop souvent des éléments très importants. En effet, n’est-il pas rare, par exemple, d’associer chameaux, époque glaciaire et Arctique? Pourtant, on trouve de plus en plus de fossiles enfouis dans le sol gelé du nord du Canada, ce qui indique clairement que les réponses expliquant la présence de camélidés dans les déserts de la Terre sont à chercher en Arctique.

Fossiles d'os de pied (à droite) et de
doigt (à gauche) de chameau
occidental (Camelops hesternus)
trouvés en 2008 à Hunker Creak,
au Yukon

L’ADN préservé extrait de fossiles trouvés au Yukon (Canada) a permis à Peter Heintzman de l’Université de la Californie à Santa Cruz, de reconstruire l’arbre phylogénétique de la dernière espèce de chameau à avoir vécu en Amérique du Nord : le chameau occidental, de l’époque glaciaire. Ces résultats, ainsi que le nouvel arbre phylogénétique, ont été publiés dans la revue Molecular Biology and Evolution.

À l’époque glaciaire, alors que d’immenses glaciers recouvraient presque tout le Canada, des espèces de la mégafaune, comme le mammouth laineux et le bison des steppes, se sont adaptées au froid et aux rigueurs du climat en se réfugiant dans les régions non glaciaires de l’Alaska et du nord-ouest du Canada. Dans les secteurs situés au sud des calottes glaciaires, les conditions climatiques de l’époque glaciaire n’étaient pas aussi rudes; aussi, des mammifères et d’autres animaux très divers (dont le chameau occidental) pouvaient-ils y vivre.

Le chameau occidental était un animal de grande taille de la famille des camélidés qui, avec son cou long et puissant et sa bosse unique sur le dos, ressemblait probablement beaucoup au dromadaire d’aujourd’hui – à ceci près que ses pattes, d’après les fossiles retrouvés, étaient environ un cinquième (1/5e) plus longues. Le chameau occidental avait une longue tête étroite et la forme de sa bouche et de ses dents semble indiquer qu’il se nourrissait de plusieurs types de plantes, d’herbes, de brindilles et de feuilles.

Le chameau occidental figure parmi les quelque 70 espèces de mammifères qui se sont éteintes en Amérique du Nord il y a environ 13 000 ans. La Terre venait alors de sortir de la dernière époque glaciaire, les températures se réchauffaient, les glaciers fondaient et la nature se transformait rapidement. C’est aussi à peu près à cette époque que les premiers humains sont venus d’Asie en empruntant le pont terrestre de Béring pour s’établir un peu partout sur le continent nord-américain. Nous savons que ces premiers humains chassaient le chameau occidental pour sa viande, car des os de cet animal abattu ont été retrouvés dans quelques-uns des premiers sites archéologiques d’Amérique du Nord.

Bien qu’on ait découvert des centaines de gisements fossilifères regorgeant de milliers de fossiles de chameau occidental dans les régions plus chaudes de l’Amérique du Nord – comme la Californie, le Nevada et l’Arizona –, on n’a trouvé qu’une poignée d’os de chameau de l’époque glaciaire en Alaska et au Yukon. Ce fut donc une surprise pour Ross MacPhee, de l’American Museum of Natural History, de tomber sur des os à l’aspect bizarre dans un amas de fossiles de mammifères de l’époque glaciaire dans une mine d’or de Hunter Creek, située tout près de Dawson au Yukon, lors d’une fouille archéologique en 2008. Il s’est avéré que ces os appartenaient à un rare chameau occidental.

Répartition géographique du chameau
occidental au Pléistocène avec des nappes de
glace continentales sur l'Amérique du Nord.
Pour le Yukon, RH signifie
« ruisseau Hunker ».

Cependant, comme dans tout bon récit scientifique, il y a des choses qui sont beaucoup plus compliquées qu’elles en ont l’air. Grant Zazula, du Programme de paléontologie du gouvernement du Yukon, avait des réserves quant à la place autrefois attribuée par les paléontologues au chameau occidental de l’époque glaciaire sur l’arbre phylogénétique. Afin d’approfondir ses connaissances sur l’histoire de ces chameaux disparus, il envoya deux petits fragments de ces os à Peter Heintzman, chercheur postdoctoral au laboratoire de paléogénomique de l’Université de la Californie à Santa Cruz (UCSC Paleogenomics Lab) dirigé par Beth Shapiro. Son équipe se spécialise dans le prélèvement et l’analyse de l’ADN préservé dans les fossiles afin d’étudier comment les animaux ont évolué et se sont adaptés à l’époque glaciaire.

Les camélidés ont fait leur apparition en Amérique du Nord il y a environ 40 millions d’années. Depuis, des douzaines d’espèces ont évolué pour plus tard former deux branches principales de l’arbre phylogénétique : l’une a donné le dromadaire et le chameau de Bactriane – qui nous sont familiers et que l’on rencontre aujourd’hui dans les régions désertiques; l’autre comprend le lama et l’alpaga, confinés de nos jours à l’Amérique du Sud. La plupart des membres disparus de cet arbre phylogénétique peuvent appartenir à l’une ou l’autre de ces branches. Ils sont catégorisés en fonction de la forme et de la taille des os, dents et crânes fossilisés. Depuis une centaine d’années, les paléontologues classent le chameau occidental de l’époque glaciaire dans la partie non évolutive de la branche, avec le lama et l’alpaga.

« Les résultats génomiques sont venus complètement contredire l’histoire paléontologique traditionnelle. Au lieu d’être génétiquement davantage lié au lama et à l’alpaga, comme on l’a cru pendant plusieurs décennies, le chameau occidental de l’époque glaciaire se rapproche en fait beaucoup plus du dromadaire et du chameau de Bactriane d’aujourd’hui. Les fossiles trouvés au Yukon nous poussent à revoir notre compréhension de l’arbre phylogénétique du chameau », explique Peter Heintzman.

« Beth Shapiro et Peter Heintzman sont des sommités mondiales dans l’étude de l’ADN ancien préservé dans les fossiles grâce au pergélisol. C’est un réel plaisir de pouvoir consulter des scientifiques de ce calibre pour nous aider à étudier l’impressionnante collection de fossiles de l’époque glaciaire trouvés dans les mines d’or du Yukon », souligne Grant Zazula.

Cette étude, qui repose sur de l’ADN ancien extrait de fossiles découverts au Yukon, indique que la lignée du chameau occidental de l’époque glaciaire s’est dissociée – il y a de cela environ 10 millions d’années – de la branche à laquelle appartiennent les chameaux actuels. Si les ancêtres directs des chameaux et des dromadaires d’aujourd’hui peuplaient l’Arctique et sont passés en Asie en empruntant le pont continental de Béring voilà environ 7 millions d’années, la branche du chameau occidental est quant à elle restée en Amérique du Nord jusqu’à la fin de l’époque glaciaire.

Le chameau occidental a passé la plus grande partie de son existence dans la partie méridionale de l’Amérique du Nord. Les fossiles découverts au Yukon et en Alaska ont révélé que l’espèce aurait migré vers le nord lors d’une période relativement chaude de la dernière ère glaciaire il y a environ 100 000 ans. Toutefois, à son arrivée dans l’Arctique, le pont continental de Béring aurait été inondé, ce qui aurait empêché le chameau occidental de passer, comme ses cousins, en Asie. Par ailleurs, ce camélidé ne semble pas non plus être arrivé en très grand nombre dans le Nord, ni y avoir vécu très longtemps, car il n’apparaît que très rarement dans le registre fossile de l’Alaska et du Yukon.

« On trouve généralement, dans les mines d’or du Yukon, des os et des dents de mammouth laineux, de bison, de cheval et de caribou. Mais pas de chameau! », fait remarquer Ross MacPhee, qui mène des recherches dans l’Arctique afin d’essayer de comprendre pourquoi tant de mammifères se sont éteints à la fin de l’époque glaciaire.

« Grâce à la datation par le radiocarbone et d’autres types d’analyses, nous poursuivons nos recherches sur le chameau de l’époque glaciaire pour savoir à quel moment il a vécu en Alaska et au Yukon, connaître son régime alimentaire et déterminer les raisons qui ont entraîné sa disparition », précise Grant Zazula.

Établir des liens entre les espèces dans l’arbre de la vie fait partie de la biologie évolutive et de la paléontologie. Il est curieux de constater que les fossiles de chameau découverts dans les régions glacées du Nord canadien ont largement contribué à la compréhension de l’histoire de ce groupe de mammifères que l’on retrouve dans les déserts du monde entier.

Personnes-ressources et affiliations : 

Peter Heintzman, Université de la Californie à Santa Cruz : peteheintzman@gmail.com
Grant Zazula, gouvernement du Yukon : grant.zazula@gov.yk.ca
Ross MacPhee, American Museum of Natural History: macphee@amnh.org

Référence : Genomic data from extinct North American Camelops revise camel evolutionary history. Peter D. Heintzman, Zazula GD, Cahill JA, Reyes AV, MacPhee RDE, Shapiro BS. 2015. Molecular Biology and Evolution. Oxford University Press.